La tête au contact de la vitre, je profite d'un panorama secoué par les élans du bus. D'un oeil tout endormi je perçois la multitude d'étoiles qui naissent du contact entre la surface de la mer et les rayons du soleil. J'aime cette carte postale irréelle, ce bleu si pur du ciel se mêlant à celui plus irrégulier de la mer. La nuque un peu endolorie, je tâtonne dans mon sac à la recherche de mon écharpe qui enroulée sur elle-même constituera un parfait petit oreiller. Je m'arrête sur le détail des fils dorés qui parsèment son tricotage uni et avec un soupir de contentement, la fixe délicatement entre mon épaule et la vitre froide, dure et si violente lors des changements de direction du chauffeur. Les genoux tant bien que mal repliés, en position foetus sur deux sièges, je m'autorise enfin, une fois les dernières vagues de passagers passées, à plonger corps et âme dans l'inconscient.
Et c'est alors que commence ma somnolence. Perturbée, en sommeil léger, par des voix qui se rapprochent puis s'épuisent ou des annonces informatives dispensées par le contrôleur, mais dans un état de torpeur où se mélange joyeusement rêve et réalité. Je dors, je récupère. Les minutes passent plus vite, bousculées soudain par la perte d'instant, se transformant progressivement en heure. Je m'éveille parfois et vérifie, à l'aide d'une seule paupière soulevée, si le bus roule toujours et où en est le décompte des minutes qui me séparent encore du moment de l'arrivée. Puis je me rendors, presque aussitôt.
Et c'est au milieu d'un rêve qu'une voix me frôle doucement mais dont l'attardement m'intrigue et me pousse à revenir plus consciemment à la réalité :
" Bonjour Madame, auriez-vous quelques minutes à m'accorder ? Je fais partie d'une agence qui étudie la fréquentation de cette ligne de bus, cela vous embêterait-il de répondre à 2 ou 3 questions ? "
Je comprends, doucement, que la voix ne m'interpelle pas moi, marmotte de la matinée, mais concerne l'échange qu'entretient ma voisine de l'autre côté de l'allée centrale avec une femme dont je n'aperçois que le dos ainsi que la longue tresse dorée. Je prête alors une oreille plus indiscrète aux propos échangés :
" Merci Madame. Alors, tout d'abord, à quel arrêt êtes-vous monté dans le bus ? Et où habitez-vous ? Quel moyen de locomotion avez-vous utilisé pour vous rendre à l'arrêt de bus ? Où allez-vous ? Possédez-vous une voiture ? Avez-vous bénéficié d'un tarif préférentiel pour ce trajet ? Pour quel motif vous déplacez-vous : professionnel, visite amicale/familiale, raison touristique ? A quelle fréquence annuelle utilisez-vous cette ligne ? Êtes-vous au courant des nouvelles offres d'abonnement ? "
Au milieu de cette avalanche d'interrogations perçaient 2 ou 3 questions personnelles qui donnèrent lieu à une explication plus détaillée de la personne questionnée :
" - Quel est votre statut au sein de la société ?
- Je travaille toujours, je suis même infirmière.
- Nous n'avons pas besoin d'autant de détails Madame. Et puis-je vous demander votre âge ?
- J'ai 59 ans ( voix plus faible ).
- 59 ans ( voix aussi forte que pour le reste du questionnaire ). Alors, bientôt la retraite ! ( sourire franc et jovial ) En tous cas je vous souhaite une très bonne journée et vous remercie, Madame, du temps que vous nous avez accordé. "
La jeune femme se tourne alors vers moi, et je subis, amusée, le même questionnaire. Je sens que cet événement anodin contient son lot de richesses quand mon interlocutrice, après m'avoir remerciée, interpelle le voyageur suivant.
Il s'agit d'un vieux monsieur, très silencieux depuis le début du trajet, qui sans dormir me semblait lui aussi perdu dans ses pensées. L'intervention de la jeune femme le surprend et c'est avec des mots un peu affolés qu'il répond aux premières questions :
" Je me rends à Lançon de Provence. Je n'ai pas de véhicule. C'est la deuxième fois que j'y vais en 5 ans. C'est là où ma fille habite ... ( silence ) Je ... Je ne suis pas allé la voir depuis très longtemps. C'est ... compliqué. "
Son interlocutrice, un peu gênée, essaie de recadrer le discours :
" - Et ... Vous êtes au courant des nouvelles offres d'abonnement ?
- Je ne sais pas si je serai amené à revenir. Je suis vieux vous savez. Si vieux que le seul motif d'un tel voyage se révèle être le pardon. Mais je ne sais pas si elle me l'accordera. C'est dur vous savez, de vivre avec de tels conflits ancrés en vous. Et si c'est dur de vivre avec, je n'imagine même pas avec le poids des remords, une fois que la mort m'aura rattrapé. Je regrette ... Oh si vous saviez à quel point je regrette ( voix chevrotante ) ...
- Bien, j'espère en effet pour vous que vous serez amené à reprendre cette ligne prochainement.( sourire ). Et pour finir, Monsieur, puis-je vous demander votre âge ?
- J'ai 78 ans, Mademoiselle.
- 78 ans, très bien. Eh bien encore merci de votre participation Monsieur et bonne chance pour la suite. "
L'audit terminé, la jeune femme à la tresse passe, imperturbable au client suivant. Mais mes yeux restent fixés sur le haut du siège du vieil homme, qui ne laisse apparaître qu'une poignée de cheveux blancs peignés de façon à encercler dignement le sommet d'un crâne à la peau mate. Mon attention quitte la mélodie des questions et mes oreilles guettent le moindre mouvement de cette silhouette frêle. Ce questionnaire a bouleversé mon petit vieux qui, pour masquer sa pudeur, repeigne machinalement ses cheveux. Et mon regard suit le mouvement de cette main qui après avoir effleuré le sommet de la tête, glisse lentement au contact de la joue. Un seul, petit, micro, geste. Celui de l'index pliant sous le poids des rides qui efface doucement la larme née de ses confidences.
Et ce geste m'émeut.