Nous avons besoin de savoir qui nous sommes.
D'où on vient, quelle est notre histoire, celle dont on est issu, celle de nos parents avant nous, celle qui nous explique et nous en apprend tant sur nous.
Nous avons besoin de ces racines faites de souvenirs pour nous ancrer encore plus profondément sur terre, pour pouvoir vivre intensément ce que nous avons à vivre et construire un futur apaisé et libéré du passé et de ses doutes.
Nos familles nous enserrent et nous façonnent aussi d'une certaine manière. Nous ne naissons pas libres et nus de toute histoire, nous sommes le fruit, l'élaboration d'histoire(s) enchevêtrées.
Petite, quand j'ai compris que ma maman avant moi et donc aussi ma grand-mère avaient également été des petites filles, je me suis très vite passionnée pour ces récits de famille, livrés comme des confidences, la voix un peu tremblante et caressante. J'écoutais avec cent fois plus d'application que mes "Martine" ces rares bribes de souvenirs, les mots sortant de la bouche de ma grand-mère se transformant une fois entrés dans mon oreille en vestiges du passé, véritables images en noir et blanc (parce que oui j'imaginais, d'après les photos de famille en noir et blanc ou sépia, qu'à l'époque les couleurs n'existaient pas) illustrant les faits et gestes d'une toute petite Christiane, née au milieu des vaches.
Je m'évadais dans ce passé que je construisais autour de mon arbre généalogique, imaginant avec ravissement de sages nattes à ma grand-mère ou encore les fesses meurtries de mon grand-père, fouetté d'une poignée d'orties après une bêtise.
Ces histoires m'ont beaucoup apportées, tant au point de la conscience du temps qui passe que des statuts qui changent avec lui. Ainsi je me plaisais souvent à rêver de ma grand-mère, jeune paysanne qui allait bientôt devenir institutrice, à l'aube de ses vingt ans : l'époque des bals d'été, des moissons, des baisers volés derrière les vignes vierges, des premières questions au sujet des garçons.
Les souvenirs de LA guerre ont été les plus incroyables à récolter, suite à un devoir de vacances de mon professeur d'histoire-géo en classe de troisième. Il nous avait été demandé d'interroger nos grands-parents sur cette période et les souvenirs qu'ils en avaient gardés. Je crois qu'avant ce devoir je n'avais jamais imaginé que ma grand-mère ou même aucun membre de ma famille n'ai réellement connu la guerre, cette fameuse seconde guerre mondiale, vue au détour de mes leçons d'histoire, entre le sacre de Charlemagne et la révolution française, les leçons au fil des années ne suivant jamais l'ordre chronologique des événements. J'avais donc du mal à situer cette fameuse "seconde guerre mondiale" au milieu de toutes les autres évoquées par mes professeurs et située dans le "grand" passé : celui appartenant à une histoire très éloignée de celle qui entourait mes proches dans mon présent d'enfant.
C'est donc le coeur battant que j'avais choisi d'aborder la question, interviewant en premier lieu ma grand-mère maternelle, quasi-certaine qu'elle allait me répondre ne pas l'avoir connue. Vous n'imaginez donc pas ma surprise, liée à la sensation bizarre de ne pas connaître totalement l'histoire de ma grand-mère (je veux dire avant cet événement fédérateur et nombriliste que fût ma naissance ^^), quand elle se mit à me raconter les quelques souvenirs qu'elle avait accumulés de cette période très dure, qu'elle avait connue toute petite.
Je me suis tout de suite projetée dans ses récits de souvenirs d'enfant, m'accrochant aux images dont elle se rappelait et qui se dessinaient, à travers l'explication de ses mots, dans mon esprit : la cave dans laquelle mon arrière grand-père avait dissimulé les restes du cochon tué quelques jours plus tôt et où ils étaient venus tous les quatre se réfugier lors des tirs de représailles des officiers allemands, la charrue avec les boeufs qui apportaient quelques provisions aux résistants du maquis Socrate, situé un peu plus haut enfoncé dans les bois, le vélo bleu de mon arrière grand-père, acquisition dont il était très fier et qui lui a été confisquée tout aussi vite, les tirs de balle dans les vieilles pierres de la maison, dont l'impact sous "l'oeil de boeuf" qui avait atteint le vaisselier et brisé tout son contenu.
J'ai véritablement découvert un pan de l'histoire d'une partie de ma famille grâce à ce fameux devoir d'histoire-géo. Et de cette époque-là est née une attirance pour les phénomènes passés, les événements lointains qui ne le sont finalement pas tant que ça, ainsi qu'une véritable passion pour les récits de famille et les témoignages de la seconde guerre mondiale.
Voici tout ce que m'évoque un film comme "Elle s'appelait Sarah", revu il y a quelques minutes et me bouleversant toujours autant, peut-être parce qu'il nous évoque l'importance de l'histoire de chacun au même titre que celle de tout le monde.